lundi, août 01, 2005

OH!

Le monde est décidément petit... et plein de surprises.

"Le Monde" d'aujourd'hui (justement) a publié un article écrit par mon professeur de l'Inalco de deug et de licence (première surprise!), article qui touche directement une partie de mon mémoire en japonais (deuxième surprise!!), un sous-sujet que j'avais déjà innocement abordé ici il y a quelques temps à travers un article du Times (ça en fait beaucoup des surprises!!!)
On note la progression croissante du nombre de points d'exclamation, qui se veut proportionnelle à une teneur de stupéfaction tout aussi croissante dans cet enchevêtrement spontané de déterminants communs. Et si vous n'avez pas compris cette phrase, ce n'est pas grave, moi non plus.
Parfois tout de même, on se dit qu'il n'y a vraiment pas de hasard sur cette planête.

***********************************************************
LE MONDE | Point de vue
Le Japon, pays des souvenirs douloureux, par Michaël Lucken

Les visites annuelles du premier ministre japonais au Yasukuni jinja ("sanctuaire du pays calme") où sont enregistrés les noms de ceux qui sont morts pour la patrie, provoquent depuis longtemps la colère de la Chine et de la Corée du Sud, qui refusent que l'Etat nippon honore ainsi un lieu comptant des criminels de guerre au nombre des martyrs. Il semblerait que le Japon étudie désormais sérieusement une solution au problème, et notamment l'arrêt pur et simple de ces visites officielles, ce qu'approuveraient 49 % des Japonais, selon un récent sondage.

Une autre piste consisterait à transférer les âmes des criminels de guerre dans un autre sanctuaire. Néanmoins, le directeur de cabinet du ministère de la santé et du travail, qui gère au Japon les questions commémoratives et funéraires, affirmait voici peu que les personnages en question "ne sont plus des criminels" , réactivant le discours conservateur qui veut que la justice des procès de Tokyo ne peut plus avoir cours aujourd'hui.

Soixante ans après la fin de la seconde guerre mondiale, les Japonais sont toujours en proie à des souvenirs douloureux et ne parviennent pas à surmonter le conflit interne qui les tourmente. Ils restent partagés entre leur responsabilité nationale pour les crimes commis par leurs armées et une impression très vive d'avoir été manipulés et massacrés par un Occident cynique qui les fascinait, mais dont ils n'avaient compris ni les intérêts ni les valeurs, d'avoir en définitive été davantage victimes que bourreaux.

Rappelons quelques chiffres. La guerre fit de très nombreuses victimes au Japon : suivant la date à laquelle on arrête le décompte et selon les sources, entre 1 750 000 et 2 300 000 militaires périrent dans le conflit ; en ce qui concerne les civils, le chiffre est compris entre 660 000 et 800 000 morts, soit au total entre 2 410 000 et 3 100 000 morts. Cela représente plus ou moins 4 % de victimes sur une population totale qui était de 73 millions au début de la guerre du Pacifique.

Dans l'Archipel même, plus de 175 villes, auxquelles il faudrait ajouter des dizaines de petites localités, furent bombardées par les forces américaines. En moyenne, l'armée américaine estime que, dans les principales zones urbaines, 40 % du bâti a été détruit. A Osaka, le chiffre est de 59 %, à Tokyo, de 65 %, à Nagoya, de 89 %.

La bombe qui fut lancée sur Hiroshima était une bombe à uranium. Sur l'ensemble de la ville, on estime que près de 90 % des constructions furent détruites. Environ 70 000 personnes périrent sur le coup et environ le double dans les semaines, les mois, les années qui suivirent. Dans le cas de Nagasaki, la bombe était au plutonium. En raison de la configuration particulière du relief, l'effet de la déflagration y fut concentré : on estime que 40 000 personnes y trouvèrent la mort le jour même. Rappelons enfin que l'île d'Okinawa fut le théâtre de très violents combats, qui touchèrent les civils de plein fouet.

L'ensemble de ces données est aisément disponible dans les livres japonais, et notamment dans les livres scolaires. Par contre, les chiffres des morts et des dommages provoqués par le Japon sont, eux, donnés de façon beaucoup moins régulière, et surtout avec une tendance nette à faire une distinction entre les Américains et les Asiatiques.

En Chine, le nombre de victimes directement imputables aux armées japonaises est extrêmement fluctuant. Il y aurait eu entre 1 300 000 et 1 500 000 soldats tués (entre 1937 et 1945), quant au nombre de civils, il est de l'ordre de plusieurs millions. Il est toutefois difficile d'être beaucoup plus précis, car parmi les victimes recensées en 1947 par l'ONU beaucoup ont été tuées par d'autres Chinois et, bien que les responsabilités du Japon dans la grande famine de 1945-1946 soient certaines, on peut toujours prétexter qu'il s'agit là de victimes indirectes. Les mêmes incertitudes existent en ce qui concerne les pertes aux Philippines, en Indonésie ou au Vietnam. S'il est évident que les armées nippones ont été la cause de millions de morts en Chine et ailleurs, les Japonais n'ont pas un sentiment clair de l'étendue de leur culpabilité : ces millions fluctuants et anonymes semblent n'avoir que peu de poids face aux décès de leurs 2 303 998 compatriotes morts pour la patrie, dont les noms sont dûment enregistrés au Yasukuni jinja.

A contrario, le Japon a clairement le sentiment d'avoir été la victime de l'Occident, et des Etats-Unis en particulier. Il est vrai que, par rapport aux Japonais, les Américains n'ont subi que peu de pertes au cours de la guerre du Pacifique. De façon brutale, on peut dire que les Japonais ont tué environ 100 000 Américains, tandis que, dans le même laps de temps, les Américains ont causé la mort de près de 1,4 million de Japonais (900 000 soldats et 500 000 civils), soit un rapport effarant de 1 à 14.

Même si ces données ne sont quasiment jamais formulées aussi sèchement dans l'Archipel car elles blesseraient la fierté nationale et pourraient nuire aux intérêts de l'alliance stratégique nippo-américaine, les Japonais gardent, de manière diffuse, l'impression d'avoir été massacrés par un adversaire impitoyable. Les Japonais n'assument ni les chiffres qui leur montrent qu'ils ont été d'épouvantables occupants de la Chine ni ceux qui leur donnent l'impression d'avoir été matés comme une peuplade primitive, ou, plus exactement, ils ne les acceptent pas ensemble. Car, malgré la cohérence interne du mouvement d'expansion belliqueuse qui part de la prise de contrôle de la Mandchourie et mène à la conquête du Pacifique, le Japon n'a jamais perçu les bombardements américains sur son sol comme la punition de ses mauvaises actions en Chine, d'autant plus que, avec l'occupation et la guerre froide, le pays a uni son destin à celui de son vainqueur, et la Chine, devenue communiste, est restée plus que jamais dans le camp des ennemis. Cette disjonction entre le crime et le châtiment fait du cas japonais un cas particulier, bien différent de celui de l'Allemagne.

Ce phénomène peut en partie expliquer que le Japon n'ait jamais vraiment accepté les condamnations pour crimes de guerre prononcées par le tribunal d'Extrême-Orient. Les six généraux et le diplomate exécutés en 1948 (ainsi que les 1 000 autres condamnés à mort de rangs B et C) n'ont jamais été mis au ban de l'histoire, comme le montre bien le problème du Yasukuni jinja.

Du reste, plusieurs autres lieux leur sont dédiés. Il existe dans la péninsule d'Izu un temple bouddhique qui leur est entièrement consacré. Quant à leur tombe, elle se trouve sur le mont Sangane, dans le département d'Aichi, à proximité de plusieurs autres monuments aux morts "ordinaires". Enfin, en plein cœur de Tokyo, face à la grande gare centrale, on peut voir une statue connue sous le nom d'Ai no zô ("L'Amour") qui a été discrètement érigée en 1955 à leur mémoire. Aucun héros n'a émergé au Japon qui symboliserait ce que la nation veut conserver de l'histoire de la seconde guerre mondiale. Dans l'Archipel, on ne trouve l'équivalent ni du Musée Jean-Moulin ni du Mémorial MacArthur, et il n'existe pas de statue importante qui célèbre le souvenir de tel résistant ou de tel homme politique en particulier. Il n'y a pas non plus de figure du mal, de personnage honni, parce que beaucoup de gens, comme le rappelle l'historien Oguma Eiji, se sont sentis à la fois bourreaux et victimes, de manière synchronique et sans rapport de cause à effet.

C'est pourquoi les figures qui symbolisent l'après-guerre sont presque toujours anonymes et allégoriques, comme ces nombreuses statues "pour la paix" qu'on trouve aux abords des gares ou devant les mairies. Il faut souhaiter voir prochainement les Japonais accepter de couper dans leur passé et tracer des lignes plus claires entre ceux qui ont été des héros et ceux qui ont fait le mal, condition sans doute indispensable pour construire sur le long terme des relations de confiance avec leurs voisins asiatiques.

Toutefois, ce travail ne pourra se faire sans poursuivre l'examen du comportement des Américains pendant et après les hostilités, ni, surtout, sans une compréhension globale et contrastée des causes et des conséquences de toute l'histoire de la colonisation.

Michaël Lucken est historien d'art, maître de conférences à l'Institut national des langues et civilisations orientales.
**************************************************

(Sensei! J'essaie de vous contacter depuis deux mois...;_;)

Aucun commentaire: